Le numéro 1 : Homosexualité et manga : le yaoi
Article : Le cas Pitaine Tsubasa
En complément de l'article Ces mangas qui utilisent le yaoi pour doper leurs ventes, voici une petite digression sur une des séries qui a été le plus « yaoisée » dans les années 1980 :
Débuté en 1981, Captain Tsubasa, fort de ses quatre-vingt cinq volumes, fait partie des plus longues franchises exploitées en manga à ce jour au Japon. Véritable phénomène de société, la série a fait doubler le nombre d’inscriptions d’écoliers dans un club de foot pendant sa publication, passant de 110 000 licenciés en 1981 à 240 000 en 1988. Écrit et dessiné par Yoichi Takahashi, ce titre se décline en quatre grosses séries (et plusieurs histoires courtes) dont la plus grosse partie a été publiée chez nous grâce à J’ai Lu (qui a, depuis, arrêté d’éditer des mangas). Les trente-sept tomes de Captain Tsubasa et les 18 de Captain Tsubasa World Youth ont été prépubliés dans le Weekly Shônen Jump entre 1981 et 1988, puis entre 1994 et 1997.
Si pendant la période de transition, le mangaka s’est consacré à d’autres œuvres, aucune n’a vraiment flirté avec le succès. Jusqu’à aujourd’hui, on pouvait considérer que l’auteur avait choisi de changer de registre pour tout un tas de raisons légitimes (lassitude, d’autres histoires à raconter…) puis qu’il était revenu à ses amours de jeunesse pour renouer avec le succès. Or, les propos de Keiko Ichiguchi (repris page 124 dans le numéro un de Manga 10 000 images) nous incitent à envisager les choses sous un nouvel angle : Yoichi Takahashi aurait-il pu se lasser de voir sa série détournée dans des parodies (homosexuelles ou non) et vouloir se la réapproprier une fois l’engouement auprès des fans totalement retombé ? Outre les différentes séries de Captain Tsubasa, plusieurs histoires courtes (des recueils de nouvelles, pour être précis) sont disponibles au Japon : Moi, Tarô Misaki (un volume, 1984), Tokubetsuhen Saikyô teki Holland youth (un volume, 1993) et Captain Tsubasa Tanpenshû DREAM FIELD (deux volumes, 2006).
En 2001, Captain Tsubasa passe dans un autre hebdomadaire de Shûeisha, le Weekly Young Jump. Destiné à un lectorat de jeunes adultes, le magazine est – comme ses concurrents sur le même créneau – reconnaissable à ses photos de pin-up en couverture et à l’érotisme latent de la plupart des œuvres qu’il publie. Les personnages de Yoichi Takahashi et leurs lecteurs ont donc grandi et s’apprêtent à vivre de nouvelles aventures ensemble. Deux séries voient alors le jour : Captain Tsubasa ~ Road to 2002 (quinze volumes entre 2001 et 2004) et Captain Tsubasa ~ Golden 23 (dix volumes, en cours depuis 2005).
Si le succès semble au rendez-vous (l’éditeur est réputé sans scrupules quand il s’agit d’arrêter les séries qui ne marchent pas), le lectorat, lui, paraît bien moins important que dans les années 1980. En 1993, le journal Asahi Shimbun annonçait 38,5 millions d’exemplaires vendus, uniquement pour la première série. Avec la seconde, le même journal annonçait 55 millions en 2002, pour l’ensemble des volumes parus. Aujourd’hui, c’est le chiffre de 70 millions qui circule pour les quatre-vingt cinq tomes (plus les rééditions dans d’autres formats) montrant une baisse des plus significatives : les ventes sont passées de plus d’un million d’exemplaires au volume à 823 500. Sachant qu’il s’agit d’une moyenne, les ventes réelles des derniers tomes sont forcément plus basses.
La raison ? Certainement pas le thème, puisque le football n’a jamais été aussi populaire que depuis les années 1990 (le pays participe enfin aux tournois internationaux) et la Coupe du Monde 2002. La concurrence ? Non plus. Rares sont les mangas sur le football, plus rares encore sont ceux à avoir du succès. L’explication se trouverait-elle alors du côté des lecteurs ? Plus probablement. Entre ceux qui se sont détournés de la bande dessinée au fil des ans et les lectrices qui fuiraient le magazine parce qu’elles ne sont pas le cœur de cible, il y a déjà de quoi justifier ce décalage. Dans ce cas, cela signifierait que le Weekly Shônen Jump possédait déjà un grand vivier de lectrices dans les années 1980 ? Or, si Captain Tsubasa a changé de magazine pour évoluer avec son public, pourquoi le lectorat féminin n’a-t-il pas suivi non plus ? À âge égal, les femmes adultes liraient-elles moins de mangas que leurs homologues masculins ou bien le seul support suffirait-il à les exclure ?
À cette dernière question, nous pouvons peut-être apporter un semblant de réponse. En effet, lors du changement de magazine, le style de Yoichi Takahashi a grandement évolué et ses personnages s’en sont retrouvés totalement disproportionnés : des têtes minuscules (parfois plus petites que le ballon lui-même) sont posées sur des corps immenses. Si le mangaka n’avait pas déjà eu un style bien personnel, on aurait pu dire qu’il se cherchait ou qu’il évoluait. Pourtant, il a cassé son style réaliste au profit d’une version digne d’un musée des horreurs qui a perdu toute forme de crédibilité. Était-ce juste une façon de marquer le coup pour ses vingt ans de carrière ? Si c’est le cas, c’est réussi : on s’en souviendra !
Cependant, on sait que pour les Japonais, contrairement aux lecteurs français, le graphisme n’est pas un critère déterminant dans l’appréciation d’une histoire et qu’il n’est là que pour la servir. Pour tous les Japonais ? Moins en tout cas pour les lecteurs de seinen que pour les lectrices de boys love qui ont besoin de leur quota de bishônen au cm². On peut alors se demander si ce changement n’était pas, pour l’auteur, un moyen supplémentaire de se couper volontairement de ce lectorat féminin (1)…
S.K.
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(1) L'autre option qui se présente pourrait être celle du gain de temps : des personnages massifs permettent de remplir plus rapidement l'espace des planches et évite d'avoir à dessiner trop de détails.